Micro-sociologie de la musique contemporaine

L'analyse musicologique traditionnelle est centrée sur les individus et leurs oeuvres. Elle peut aborder le contexte historique et politique  dans certains cas, mais c'est plutôt pour la culture que par nécessité absolue. S'il est difficile d'écrire une biographie de Jean Sibelius sans évoquer l'indépendance de la Finlande, on peut très bien analyser ses symphonies sans en parler du tout.

Ainsi, Charles Rosen explique dans la préface de son livre Le Style Classique son choix de limiter le corpus à Haydn, Mozart et Beethoven en déclarant que ce sont les individus d'exceptions - les génies, en langue populaire - qui font l'histoire de la musique et non les masses laborieuses. Ainsi, la plupart des histoires de la musique sont essentiellement des collections de biographies de compositeurs.

Pour intéressante et justifiée qu'elle soit, cette approche a tout de même ses limites. Les compositeurs ne sont pas des ermites: ils vivent en société, ont un travail, un public, des concurrents; ils ont eu des professeurs et auront souvent des élèves; ils jouent des instruments ou dirigent des orchestres dont les possibilités comme les limites ont une influence parfois fondamentale sur leur travail. On peut lire par exemple Bach et la machine-orgue de Pierre Vidal. Ou repenser à la manière dont le destin des facteurs de piano rencontre avec celui des Liszt, Chopin, Czerny, Thalberg...

Pour mieux prendre en compte la dimension sociale du travail du compositeur, on peut faire appel aux outils de la sociologie. Pas à ceux de la sociologie statistique: classer un échantillon aussi petit (quelques dizaines de personnes) selon l'origine géographique ou la catégorie socio-professionnelle des parents n'a aucun sens. Et ce d'autant plus que les artistes ont souvent des parcours atypiques. Je pensais plutôt à l'ethno-méthodologie à la manière d'Harold Garfinkel. Plutôt que la question du rapport de l'artiste à la société (qui a été abondamment traitée tant par les musicologues que par les sociologues), il faut s'intéresser au fonctionnement des compositeurs en tant que micro-société. Si l'on veux mieux comprendre pourquoi Karlheinz Stockhausen n'écrivait pas la même musique que Jean-Sébastien Bach, il faut se poser les questions suivantes pour établir une sorte de profil socio-professionnel du compositeur:

  • Qui le paye ?
  • Qui joue sa musique ?
  • Qui écoute sa musique ?
  • A quel usage est-elle surtout destinée ?
  • Quelles sont les attentes du public ?
  • Qui sont ses concurrents ?
Ces questions ont l'air bassement prosaïques (surtout la première) mais je prétends que le profil qu'elles permettent de dresser a une influence majeure sinon essentielle sur le style musical. Ce qui ne remet pas en cause le fait que le compositeur a une personnalité, laquelle personnalité le poussera d'ailleurs à chercher plutôt tel ou tel profil.

Plutôt que de rester dans les considérations générales, observons quelques exemples. Voici le profil de Jean-Sébastien Bach en 1725 (il a 40 ans):
  • Qui le paye ? Les bourgeois de la paroisse St Thomas de Leipzig
  • Qui joue sa musique ? De jeunes garçons à qui il doit apprendre le chant, le violon, le solfège et le latin. Lui-même ou ses enfants, à l'orgue, au clavecin, ou au violon.
  • Qui écoute sa musique ? Toute la ville
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? Liturgique
  • Quelles sont les attentes du public ? Une musique qui donne envie de croire en Dieu
  • Qui sont ses concurrents ? Telemann et Haendel sont les plus célèbres, mais chaque église avait son Maître de musique chargé de composer et faire jouer une cantate chaque dimanche.

Voici celui de Ludwig van Beethoven cent ans plus tard, en 1825. Il a achevé la Neuvième Symphonie et n'écrit plus que des Quatuors et des Sonates pour piano. Les différences avec Bach sont si frappantes qu'il est inutile de les commenter davantage:
  • Qui le paye ? Des mécènes, aristocrates pour la plupart, qu'il traite tantôt avec mépris tantôt avec flagornerie.
  • Qui joue sa musique ? "Voila qui donnera bien du travail au pianistes dans 50 ans" se vante-t-il en remettant la sonate op 106 "Hammerklavier" à son éditeur.
  • Qui écoute sa musique ? Peu importe
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? A témoigner d'un amour immense quoiqu'un peu abstrait pour l'humanité dans son ensemble
  • Quelles sont les attentes du public ? Aucune importance.
  • Qui sont ses concurrents ? Il n'en a aucun et il le sait.

Quelques années plus tard, voici Paganini (j'aurais pu choisir Liszt aussi bien), prototype du virtuose-compositeur romantique:
  • Qui le paye ? Le public
  • Qui joue sa musique ? Lui-même
  • Qui écoute sa musique ? La bourgeoisie, nouvelle classe dominante
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? Au concert
  • Quelles sont les attentes du public ? On en veut pour son argent ! Il faut que la virtuosité soit excessive et éboulissante
  • Qui sont ses concurrents ? Les autres virtuoses

Encore un saut dans le temps. Regardons Igor Stravinski (Stravinsky si vous préférez) en 1925, qui vit alors à Nice sur la côte d'Azur:

  • Qui le paye ? Des mécènes (plutôt industriels qu'aristocrates), mais les éditeurs et les producteurs comme Diaghilev.
  • Qui joue sa musique ? De bons professionnels.
  • Qui écoute sa musique ? Les mélomanes
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? Au concert (et à l'accompagnement de ballets)
  • Quelles sont les attentes du public ? Se détendre après une dure journée de labeur
  • Qui sont ses concurrents ? Strauss, Ravel, Sibelius, Schönberg et tant d'autres

En ce début de XXIe siècle, voici le profil d'un compositeur étiqueté "contemporain" et qui marcherait pas trop mal:
  • Qui le paye ? Les contribuables français
  • Qui joue sa musique ? De (très) bons professionnels.
  • Qui écoute sa musique ? Les abonnés de l'Inter-Contemorain
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? A faire carrière
  • Quelles sont les attentes du public ? du Boulez, ou pas loin
  • Qui sont ses concurrents ? les autres élèves et disciples de Boulez

Voici celui d'un compositeur de musique de cinéma:
  • Qui le paye ? Surtout la SACEM via la contribution obligatoire de 8 centimes par billet vendu
  • Qui joue sa musique ? Des cachetonneurs pas cher
  • Qui écoute sa musique ? Des millions de gens
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? Servir l'image qui reste maîtresse du tempo. En jouant sur les clichés, émettre des signaux pour faire comprendre au public que c'est le moment de sortir les mouchoirs.
  • Quelles sont les attentes du public ? comme au MacDo: du mou, du gras et du sucré
  • Qui sont ses concurrents ? nombreux

Et celui d'un compositeur de musique de télé / de publicité:
  • Qui le paye ? Des producteurs qui se constituent des catalogues d'illustrations sonores toutes faites
  • Qui joue sa musique ? Des cachetonneurs vraiment pas cher
  • Qui écoute sa musique ? Des milliards de gens, qui ignorent jusqu'à son nom
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? Illustration sonore. Par exemple 7 secondes et 12 centièmes d'émotion romantique avec une touche latino rythmée et vaguement érotique, tu vois, là ?
  • Quelles sont les attentes du public ? Par pitié, cessez d'accaparer mon temps de cerveau humain disponible !
  • Qui sont ses concurrents ? innombrables

Voici encore celui d'un auteur-compositeur de chansons de pop / variété / rock / ce-que-vous-voulez:

  • Qui le paye ? Surtout les maisons de disques. Également les producteurs de spectacles, festivals, etc.
  • Qui joue sa musique ? 1 batteur et 2 guitaristes
  • Qui écoute sa musique ? Les fans
  • A quel usage est-elle surtout destinée ? Bousiller les oreilles des ados qui écoutent ça à fond sur leur baladeur
  • Quelles sont les attentes du public ? Un gros coup de percu tous les deux temps. En concert, 130 dB minimum (boules quies recommandées)
  • Qui sont ses concurrents ? la terre entière: les gagnants (et les perdants) de la StarAc, les jeunes bourrés de talent, les vieux loups encore en service, et même l'épouse du chef de l'État.

Arrêtons-nous là. Mon but n'est pas d'écrire un traité de sociologie des compositeurs dans les règles du lard, mais de soulever certaines questions et de montrer certaines causes objectives qui peuvent expliquer pourquoi plus personne n'écrit de la musique comme Bach ou Mozart aujourd'hui. Le mot même de compositeur est trompeur car il recouvre des situations professionnelles très différentes, et qui changent dans le temps. Dès qu'on commence à regarder le travail du musicien tel qu'il se déroule vraiment, en tenant compte de la dimension sociale, le mythe du Compositeur (avec un grand C) nécessairement Génial et qui produit des chefs-d'œuvres comme un arbre du jardin des Hespérides produit des pommes en prend un sacré coup. Mais est-ce une mauvaise chose ?

Commentaires

1. Le samedi 6 novembre 2010, 15:57 par Azbinebrozer

Sans compter le statut assez énigmatique du compositeur dans les traditions extra-européennes "primitives"...

Cher Papageno, désolé de vous assigner à votre enquête sociologique mais il reste à compléter une dernière partie ;- ) :

Voici encore celui de Papageno, compositeur de ce début de siècle :
* Qui le paye ?
* Qui joue sa musique ?
* Qui écoute sa musique ?
* A quel usage est-elle surtout destinée ?
* Quelles sont les attentes du public ?
* Qui sont ses concurrents ?

(J'ai bien quelques propositions... ;- )

2. Le samedi 6 novembre 2010, 16:44 par Jean-Brieux

"En ce début de XXIe siècle, voici le profil d'un compositeur étiqueté "contemporain" et qui marcherait pas trop mal"

hahaha !

3. Le samedi 6 novembre 2010, 16:53 par Jean-Brieux

"de soulever certaines questions et de montrer certaines causes objectives qui peuvent expliquer pourquoi plus personne n'écrit de la musique comme Bach ou Mozart aujourd'hui"

très bonne question qui reste dans ton texte sans réponse

"Pas à ceux de la sociologie statistique: classer un échantillon aussi petit (quelques dizaines de personnes) selon l'origine géographique ou la catégorie socio-professionnelle des parents n'a aucun sens."

parce que selon toi il n'y a que quelques dizaines de compositeurs ?

"Et ce d'autant plus que les artistes ont souvent des parcours atypiques."

tu as déjà rencontré des gens "typiques" ?

4. Le samedi 6 novembre 2010, 17:33 par Azbinebrozer

Bah Jean-Brieux, pour Bach on a quand même dans l'article un élément de réponse : qui aujourd'hui veut d'une musique qui donne envie de croire en Dieu ? Cela ne fait pas le tout mais un peu quand même ?
Certes, certes, il existe encore quelques rares compositeurs qui écrivent encore pour donner envie de croire en Dieu mais qui n'ont plus l'écriture de Bach... Limite de la sociologie.

Pour Mozart au succès plus grand public en effet les explication sociologiques n'attestent pas autant vraiment compte de la disparition de la fonction d'écriture d'un Mozart...

5. Le samedi 6 novembre 2010, 17:36 par Papageno

Cher Azbinbrozer, je suis encore étudiant (ce qui à mon âge ne fait vraiment pas sérieux, mais je m'y suis mis un peu tard) donc je ne gagne pas un rond avec ma musique. Ce sont souvent des amis ou des connaissances qui jouent ma musique, qui est destinée avant tout au concert. Le bon côté de cette situation, c'est qu'en ayant gardé un petit boulô à mi-temps je peux écrire ce qui me plaît en toute indépendance, il n'y a pas d'enjeu financier ni extra-financier (titres, concours, prestige, etc).

Les commandes d'état et autres subsides sont en théorie destinées à permettre aux compositeurs de travailler en toute liberté; mais le processus d'attribution des commandes (et celui de construction du CV-pour-avoir-des-commandes qui vient avec) a fini par créer ce que certains compositeurs comme Silvestrov ou Penderecki ont dénoncé comme un "ghetto de l'avant-garde" dès les années 1970.

En deux mots, donc, je suis un électron libre et ça me convient pour l'instant.

6. Le samedi 6 novembre 2010, 18:05 par Papageno

cher Jean-Brieux, c'est vrai que ce billet pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, mais je ne vais pas non plus fournir du prêt-à-penser à mes lecteurs qui sont tellement brillants !

7. Le samedi 6 novembre 2010, 18:37 par Jean-Brieux

En effet, cher Papageno, d'ailleurs vos lecteurs brillants l'avaient compris, j'allais dire entendu ! ;-)

8. Le samedi 6 novembre 2010, 18:39 par Jean-Brieux

En tout cas, félicitations pour votre brève référence à Czerny et Thalberg. ;-)

9. Le samedi 6 novembre 2010, 19:55 par Tom

Jean-Brieux, il y en a plein ,des compositeurs qui écrivent du Bach et du Mozart. Plein dans les classes d'écriture/harmonie!
Il y a même des concerts de ces classes d' harmonie, notamment celles des CNSM, avec des fausses "vraies sonates de Mozart" et des vraies "fausses fugues de Bach". Mais.... y iriez vous?

Les gens, tant qu' à écouter du Mozart, préfèrent écouter du Mozart , et c'est pourquoi les concerts des classes d'harmonie auront toujours un public très restreint. (Et puis Mozart est dans Chopin, Poulenc, Reich(!),etc..)

10. Le lundi 8 novembre 2010, 19:14 par Axel Randers

« Pour moi, composer c'est avant tout avoir la possibilité d'évacuer mes espoirs, mes rêves et mes frustrations. C'est aussi une manière de montrer aux autres qu'on peut révéler les choses qui sont enfouies au fond de nous, que c'est bien de les laisser sortir, qu'il n'y a pas de honte à avoir. Je pense qu'il faut apprendre à communiquer même face à un environnement hostile. »

« Nous avons des influences du passé mais nous essayons de les concilier avec des idées futuristes et nouvelles, comme une sorte de virtuosité qui serait plus forte que le temps et la mort. »

Matthew Bellamy, leader du groupe Muse

11. Le lundi 8 novembre 2010, 21:48 par Papageno

Voilà une fort belle réponse à la question "pourquoi écrire de la musique" (qui n'était pas vraiment le sujet de ce billet d'ailleurs :) dans laquelle beaucoup se reconnaîtront, indépendamment du style. Je suis tout de même un peu surpris par l'emploi de mots comme "frustration" et "honte": pour moi, jouer de la musique est souvent très agréable mais en écrire est carrément jouissif. Quels que soient les sentiments exprimés par ce qu'on écrit, qui peuvent être fort sombres, c'est un bonheur intense et difficile à exprimer avec des mots qu'on éprouve lorsqu'on arrive à mettre les choses en forme.

12. Le mardi 9 novembre 2010, 00:10 par Jean-Brieux

Bah voyons, la jouissance est quelque chose d'honteux.

Shame on you !

;-)

13. Le mardi 9 novembre 2010, 17:27 par Jean-Brieux

"Il y a même des concerts de ces classes d' harmonie, notamment celles des CNSM, avec des fausses "vraies sonates de Mozart" et des vraies "fausses fugues de Bach". Mais.... y iriez vous?"

Oh vous savez Tom, je n'ai pas besoin d'y aller, je peux composer moi-même. Ca m'économise deux billets de métro.

En fait, votre remarque contourne quelque peu le problème : il n'est pas question d'imiter Mozart ou Bach qui ont un style propre.

La question serait plutôt à formuler ainsi : est-il possible pour un compositeur contemporain d'écrire par exemple avec la langue classique ou romantique sans susciter des remarques méprisantes quant à son prétendu retard sur le sens de l'histoire (musicale) ?

14. Le mardi 9 novembre 2010, 19:18 par Azbinebrozer

Merci à vous Papageno pour le passage de cet examen sociologique heureusement non réducteur ?

Apparemment publier sur internet c'est s'exposer à la nécessité de l'émotion, de l'expression. Et pourquoi pas alors aussi un peu d'extase Papageno mmh, s'il vous plait de celle des "20 regards..." à celle de XTC ?...
Bon bon vous persistez encore à vouloir composer en pensant. Je vous soupçonne plaisamment à vous écouter d'y mettre tout votre cœur !

15. Le mercredi 10 novembre 2010, 14:54 par Axel Randers

Il est vrai que ce n'était pas le sujet de votre post, à part peut-être sur ces questions :

# A quel usage est-elle surtout destinée ? (usage psychédélique au sens où l'entendait Aldous Huxley)
# Quelles sont les attentes du public ? (partager des espoirs, des rêves, des frustrations)

Et aussi, la deuxième phrase de Bellamy évoque justement le lien entre Bach et Muse, "une virtuosité plus forte que le temps et la mort", ce que fait Muse (ou d'autres) en concert est donc dans la lignée de Chopin, Marin Marais et de tous les virtuoses, qui nous fascinent et nous exaltent.

Il me semble que la dimension sociale du travail du compositeur est là, et son rôle ne change pas à travers les siècles : animer (au sens profond) la messe populaire (les rassemblements autour de quelque chose qui relie), que cette messe soit catholique, cinématographique ou rock n roll.

16. Le mercredi 10 novembre 2010, 22:50 par Azbinebrozer

Je ne crois pas Alex qu'on puisse réduire la fonction de la musique occidentale à celle de relier, de rassembler. Il y a dans la démarche musicale occidentale "classique", le principe d'un retrait de la communauté au contraire au profit d'une recherche savante le plus souvent. Il y a cette objectivation : l'écriture. Et s'il y a messe, elle consiste étrange alors entre experts à jauger de l'interprétation, de la mise à distance, de l'écart possibles ou non. Une posture culturelle absolue.

De quelle messe parle-t-on encore Alex ? De celles qui renvoie chacun isolé à nos Ipod ? Car à quelle messe nous convient les Beatles dès 1966 quittant la scène ? A quel rassemblement ? A la messe de l'objet enregistrement, à la gloire de l'album, du travail en studio ? Peut-on parler de messe lorsque chacun bénéficie sur ses lecteurs d'un bagage à émotions directement fournis ? Comme d'un distributeur à tubes !

Voici la thèse d'un livre assez étonnant "Philosophie du rock" parut ce printemps qui consacre 95 % de ses pages à des discussions ardues de philosophie esthétique analytique (5% sur le rock ! ;- )... Je ne partage pas le singulier de son titre mais...
Je pense avec vous que le rock vit de la performance scénique mais son "essence" n'est pas toute entière là. Voici l'idée de l'auteur Roger Pouivet décrit par Paul Mathias :

Ce qui caractérise l'essence du rock est réuni dans 2 conditions :
"1. L'auteur distingue à cet effet deux types d’enregistrement : les enregistrements véridiques et les enregistrements constructifs. Un enregistrement véridique est une sorte de témoignage : il restitue ce qui s’est produit à telle date, en tel lieu. Un enregistrement est constructif au sens où il produit quelque chose de nouveau, quand il n’est pas l’enregistrement neutre ou transparent d’un épisode sonore déterminé mais la création de quelque chose d’original. Le rock propose depuis les années 50 des enregistrements constructifs.

2. Les œuvres s’inscrivent dans ce que Pouivet appelle le « cadre des arts de masse », ce qui suppose, en substance, deux conditions d’accessibilité. Une condition d’accessibilité économique d’abord : les œuvres sont économiquement accessibles au plus grand nombre en vertu d’un coût relativement faible. Une condition d’accessibilité épistémique, intellectuelle ou cognitive ensuite : les œuvres musicales rock ne supposent pas une connaissance ou une fréquentation assidue de la culture humaniste ou de l’histoire de l’art."

A mon sens c'est limiter le rock que de l'assigner à cette seule essence. Le rock vit aussi de la scène. Mais enregistrement/album ou scène pop/rock se nourrissent tout deux de la notion d'immédiateté. Immédiateté du lien avec la scène, immédiateté de l'émotion de l'enregistrement œuvre. Aucun écart entre l'œuvre et l'auditeur : pas de partition, d'interprêtation. S'il y a messe c'est atomisé.
De fait les émotions rocks ou classiques ne sont pas à mon avis complétement superposables. Les émotions classiques portent en elle la marque d'une mise à distance. Les émotions rocks portent elles la marque d'un refus absolu de retenue de soi, comme vous le proposiez d'ailleurs.

Au bilan à mon sens,
1. La messe musicale rock est aussi la messe d'une société en partie individualisée atomisée comme jamais. Quelle société a connu telle « messe » atomisée ?
2. La mise à distance, cette posture culturelle était au cœur de la musique classique posture que le rock exclut.
De là à dire que c'est pourtant cette distance qui a amené à l'atomisation musicale actuelle, ce serait je crois un kölossal raccourci !

17. Le samedi 13 novembre 2010, 21:25 par axel randers

Cher Azebinebrozer, merci de cette réponse passionnante. Je suis ravi de découvrir Pouivet : je ne connaissais pas.
Je n'oppose pas autant que vous ces deux postures, classique et rock, du moins à chaud après la lecture de votre commentaire ; les gens hurlaient avec hystérie à l'opéra aux XVIIet XVIIIèmes siècles, comme le décrit le maudit Rebatet dans sa belle histoire de la musique. Il compare d'ailleurs les soirées d'opéra aux jeux romains.

18. Le dimanche 14 novembre 2010, 17:10 par Azbinebrozer

Désolé à toutes et à tous pour la longueur...

Oui cette opposition ce sont plutôt 2 pôles ?

Pour l'opéra merci, je ne savais pas trop. C'était le spectacle total, la fête, le lieu de vie de cour autant qu'un lieu culturel, un peu la foire donc ? S'agissait-il d'accompagner des joutes vocales, de ponctuer les exploits des chanteurs ? D'extérioriser "l'hystérie lyrique" ?

Pour la thèse de Pouivet elle est à la fois très modeste (le fan de rock sera attentif au vrai titre de l'ouvrage « Une ontologie des artefacts et des enregistrements ») et fondamentale (même si on peut l'étoffer). Les musiciens, dont notre hôte ici je crois, se méfient en général, souvent à raison, des lectures philosophiques. Celle qui domine l'esthétique actuelle c'est dans la philosophie analytique, l'empirisme esthétique. On ne pourrait parler en esthétique que de son expérience. Rien n'existe avant l'expérience. A ce titre sont convoquées justement, c'est notre sujet ici, toutes sortes de sciences qui mesurent (voilà la belle affaire) dont la sociologie, qui nous permettent de décrire les conditions de l'expérience (avec en très bonne place le sujet auditeur). Pouivet tente de fonder une essence à un genre musicale en s'appuyant sur la réalité de cette musique, son support et sur le fait de sa création. S'il s'agit bien d'une métaphysique des artefacts, des objets, elle n'est pas je crois « délirante » mais critique.

Globalement cette démarche m'a séduit car elle s'inscrit dans un refus global de se restreindre à une philosophie où tout est réduit à ce qui mesuré dans des expériences. Un point de vue « scientifique » qui est déjà une façon de réduire la culture en lui ôtant toute possibilité d'un fond. Or le fond du rock pourrait bien être une nature liée à un mode de création/production. En éducation, cette réduction à « l'expérience », fait que les mots sont par exemples en grammaire uniquement des existences. On leur a ôté toute essence, ils n'ont plus de fond, d'essence, de sens. Par exemple on apprend le plus souvent aux jeunes élèves qu'un nom est « un mot qui est précédé d'un déterminant » et rien d'autre... Le point de vue de Pouivet est une manière de lutter contre une certaine casse de la culture classique au profit d'un pragmatisme, utilitarisme. Pour pouvoir supprimer les grands orchestres classiques, une pensée a-culturel doit l'autoriser intellectuellement dans la société... Partout s'installe cette culture au profit du faire sur le savoir, de l'efficacité immédiate sur l'investissement, de l'adaptation au réel immédiat sur la pensée du monde, et au profit du règne du mesurable.

Culture classique et « culture rock » peuvent-ils être mis sur le même plan ? Pas à mon sens. Quelques petits rapprochements tout de même ?
Dans le rock peut-on dire que les émotions du classique soit plus proche de celles développées dans le rock indépendant ! Le rock indé est une catégorie au départ minimale d'un point de vue culturel, né après l'évanouissement de l'idéal de la « contre-culture ». Au départ catégorie économique liée à la production dans de petits labels, le rock indé est devenu une posture culturelle, moins contre mais plus modestement en dehors. Il y a un côté moins bon viveur, moins jouissif dans ce rock, une retenue dans la communion ! Il y a même eu des études scientifiques pour prouver que les amateurs de rock indé étaient des gens de mauvaise compagnie... Je ne les rapprocherai donc pas des amateurs de classique pour cela non mais le rock indé propose donc moins un programme de joyeux abandon de soi que le rock grand public. Je me reconnais finalement Axel, assez dans cette possible petite passerelle entre classique et rock indé. ;- )

Autre point quand le rock se rapproche esthétiquement du classique il se rapproche de ses formes les plus expressives : un peu parfois le chant des troubadours (avec le folk) mais surtout le baroque, ou le romantisme. Un exemple d'actualité : le dernier et contreversé Sufjan Stevens « The âge of Adz » déborde d'arrangements... Mais harmoniquement et même mélodiquement c'est toujours très très naïf et la surenchère d'orchestration, plis sur plis à l'infini est au service d'une hyper-expressivité typiquement baroque, comme toujours avec le baroque d'un goût très discutable si l'on n'est pas touché par le propos.
http://www.magicrpm.com/artistes/su...

On peut d'ailleurs tracer un pont entre le travail de Sufjan Stevens et celui d'un compositeur contemporain John Adams. L'un comme l'autre s'efforce d'exprimer des grands sentiments parfois très naïfs, très purs, en liant l'esthétique de la répétition, de la puissance de l'onde, de la boucle et l'esthétique classique de progressions harmoniques.
Mais en terme d'émotions le travail harmonique de la musique classique est un véritable instrument de tempérance. Chaque émotion est nuancée synchroniquement en accords et par une suite complexes de progressions harmoniques. Il y a un travail permanent en classique sur la nuance de l'émotion. Et le cas de Sufjan Stevens est intéressant : attendu comme le génie pop, jusqu'ici aux orchestrations encore modestes et nuancées, il a étoffé sans apporter plus de nuances harmoniques mais en surlignant à l'infini... D'où une œuvre de studio pas d'écriture sur papier, primitiviste, baroque, à fleur de peau pour les uns (j'aime beaucoup) ou un gâteau surchargé et prétentieux pour les autres... Stevens n'a pas la culture d'un compositeur « classique » même comme Adams. Et pourquoi pas ?

Tempérance harmonique « instruite par une science » et appuyé physiquement par un support : la partition, interprétation au cœur du dispositif (le compositeur ne joue pas systématiquement ses œuvres) et de l'écoute... N'y a-t-il pas dans le dispositif d'écriture classique une part d'une essence musicale spécifique ?